Depuis quelques jours, Fariba Adelkhakh écume les plateaux de télévision et de radio pour présenter son livre, Prisonnière à Téhéran (Seuil, 2024), et tient à cette occasion des propos pour le moins déroutants, laissant les journalistes sans voix, pour certains choqués mais n’osant pas la contredire (évoquant une parole « singulière »), d’autres souriant et répétant ce qu’elle vient de dire (pour être sûrs d’avoir bien entendu). Mais que dit exactement l’anthropologue spécialiste de l’Iran qui compte y retourner un jour pour mener « librement » ses recherches ?
Que la prison d’Évin n’est pas le lieu terrible que l’on décrit habituellement jusqu’à en faire un mythe, l’équivalent de la Bastille ? Que les prisonnières « médiatiques » font de l’ombre à celles qui sont moins connues ? Que l’étudiante Ahou Daryaei qui s’est déshabillée le 2 novembre à Téhéran pour protester contre la pression subie pour non-port du maghnaeh (tissu noir couvrant la tête, le front, le menton et la poitrine) ne sert pas la cause des femmes iraniennes ? Que le mouvement « Femme, vie, liberté » est individualiste et sacrificiel rappelant les « Gilets jaunes » et « Nuit debout » ? Que la jeunesse qui proteste ne possède pas de racines et ne connait pas l’histoire de l’Iran ? Toutes ces paroles ont bien été prononcées.
Voici les références des émissions :
28 minutes, Arte, jeudi 7 novembre 2024 :
C à vous, France 5, lundi 11 novembre 2024 (cliquez sur la photo pour accéder à la vidéo) :
France Inter, Le 7/10, lundi 11 novembre 2024 :
Parlons-en, France 24, lundi 11 novembre 2024 :
Pourquoi évoquer le cas de Fariba Adelkhah sur un site consacré à l’histoire et à l’actualité du cinéma iranien ? Le fait est que le phénomène qu’elle représente pourrait bientôt toucher le cinéma.
En effet, comme elle l’a rappelé elle-même à son retour en France et dans ses entretiens récents, Fariba Adelkhah n’a jamais été une opposante politique. Elle reste surprise de son arrestation en juin 2019. Condamnée à cinq ans de prison en mai 2020 pour « atteinte à la sécurité nationale », elle avait bénéficié d’une libération temporaire en octobre 2020, avant d’être à nouveau incarcérée en janvier 2022. Relâchée en février 2023 sans pouvoir quitter le territoire iranien, elle regagne la France le 18 octobre 2023, un peu plus d’un an et un mois après le mouvement « Femme, vie, liberté » débuté le 16 septembre 2022 et 12 jours après l’annonce du Prix Nobel de la Paix décerné à Narges Mohammadi, toujours prisonnière à Évin.
La publication de son livre chez un éditeur prestigieux, ses invitations en matinale à la radio et en soirée sur Arte et France Télévision semblent reposer sur un malentendu qu’elle n’a pourtant pas cherché à entretenir mais que les médias ont créé. « Je ne suis pas une ancienne combattante et je veux aujourd’hui tourner la page », déclarait la spécialiste de l’Iran post-révolutionnaire le 12 juillet dernier. Elle ajoutait : « Je suis sortie légalement [d’Iran] et j’espère y retourner de la même façon », insistant sur la « liberté scientifique ». On peut s’étonner que ces termes soient utilisés pour parler d’un pays dont on sait la politique autoritaire contre les artistes et les scientifiques en particulier dans le domaine de l’écologie. Cette revendication ressemble à une naïveté. Ne peut-on éprouver un malaise quand la journaliste de France 24, répète que « la prison d’Évin n’est quand même pas une sinécure » et que dans la même émission, il est question de l’enseignante française Cécile Kohler, détenue à Évin, dans la section 209 où Fariba Adelkhah a séjourné à la fin de sa détention et ne peut donc ignorer ? Narges Mohammadi a consacré un documentaire et un livre sous le titre Torture blanche (Albin Michel, 2024) aux conditions de détention dans cette section. On n’ose pas imaginer que les prisonnières « médiatiques » dont parle Mme Adelkhah puissent être Narges Mohammadi ou Taraneh Alidousti qui sont ou ont été incarcérées à Évin.
Comment ce phénomène de malentendu pourrait toucher le cinéma ? En février dernier a été présenté à Berlin, Mon Gâteau préféré de Maryam Moghadam et Behtash Sanaeeh, en insistant sur l’impossibilité pour le couple de réalisateurs d’être présent au festival, interdit de quitter l’Iran. Pourtant l’ensemble de l’équipe iranienne, techniciens compris, a foulé le tapis rouge ainsi que les coproducteurs allemand, suédois et français en la personne de M. Étienne de Ricaud. Depuis, Mon Gâteau préféré, très mauvais film au demeurant bien que récoltant la note enviée de 4.4/5 sur Internet, a été présenté dans une vingtaine de festivals à travers la France quand d’autres films – on serait tenté d’écrire « vrais » films – comme Critical Zone (Ali Ahmadzadeh, Léopard d’or au festival de Locarno, 2023), Persian Version (Maryam Keshavarz, 2023), My Stolen Planet (Farahnaz Sharifi, 2024) n’ont été sélectionnés que dans un ou deux festivals sans que leur auteur n’utilise l’argument politique.
Nous reviendrons en détail sur Mon Gâteau préféré à travers une critique et une enquête concernant notamment les personnes qui l’ont produit car il s’agit sans doute d’un cas révélateur, proche, pour des raisons différentes, de celui de Fariba Adelkhah.
Devant cette situation, nous demandons aux journalistes et aux critiques qui rendront compte de ce livre ou de ce film de se renseigner de manière précise sur leur auteur et de ne pas se contenter d’une vision superficielle. La cause de la jeunesse et des femmes en Iran est trop importante pour que son évocation soit aussi malmenée par des personnes qui ne s’y reconnaissent pas ou qui font preuve d’opportunisme, de calcul et de cynisme.
Bamchade Pourvali