Dessins — 29 octobre 2017 at 15 h 54 min

« Taxi Téhéran », le jeu de la censure en Iran

Le jeudi 19 octobre était présenté Taxi Téhéran (2015) de Jafar Panahi au Saint-André des Arts. Sur son blog Avoir 20 ans, la dessinatrice Sophie Imren a rapporté la soirée sous la forme d’une article dessiné que nous reproduisons ci-dessous. Nous remercions Sophie Imren pour nous avoir autorisé à reprendre son texte et ses dessins.

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Ils viennent pour (re)découvrir Taxi Téhéran, récompensé par un Ours d’Or à la Berlinale 2015.

Le film s’ouvre avec des bus bleus – ils viennent pour être dépaysés – qui traversent le carrefour devant la caméra, placée sur le tableau de bord. La lumière du jour défile sur les essuie-glaces, en bas du cadre, de manière très naturaliste. Un homme s’installe sur le siège passager, puis une femme voilée s’installe à l’arrière. Ils ne se connaissent pas, mais entament un débat houleux à propos de la peine de mort. Le taxi est un des rares lieux de promiscuité entre homme et femmes étrangers, et où ils peuvent discuter le plus librement.

D’autres voyageurs leur succèdent : un loueur de films, un couple qui se rend à l’hôpital, un jeune cinéaste, deux femmes avec un poisson rouge.

L’homme qui doit aller à l’hôpital a la tête en sang, ils ont eu un accident de moto. Il veut faire un testament en vidéo, le loueur le filme avec son téléphone. Le taxi passe sous un tunnel, le visage du mourant s’assombrit comme un passage métaphorique aux Enfers. Mais la salle rit : est-ce parce qu’ils ont été prévenu que c’était un docu-fiction ?

version-longue-police-18-bbbpage-002_NEWLe poisson rouge des deux femmes est une référence direct au Ballon blanc, premier film que Jafar Panahi avait réalisé, encouragé par le scénario d’Abbas Kiarostami. Omid, le livreur de film, est la meilleure incarnation du spectateur devant cet ovni cinématographique : il reconnaît le réalisateur en montant dans son taxi, est très impressionné par le couple qui va à l’hôpital, mais reconnaît par la suite que c’était une mise en scène, et ne veut pas avoir l’air d’avoir été dupe. Même si les premiers plans étaient longs et paraissaient improvisés, les raccords-regards s’enchaînent, comme dans une vraie fiction orchestrée. Jafar Panahi passe beaucoup de temps au téléphone, comme cela ne se fait dans un film traditionnel, mais la diversité des passagers révèlent que ce sont un ensemble de personnages, conçu à l’avance.

version-longue-police-18-page-003_NEWLes passagers sont de plus en plus intimes avec Jafar Panahi : sa nièce Hana, son ancien voisin, son amie Nasrin Sotoudeh, qu’il surnomme « la dame aux fleurs ». Elle est avocate mais, comme lui, n’a plus le droit d’exercer. Elle continue de suivre ses affaires et fait ses visites avec son bouquet. Ainsi se finit Taxi Téhéran là où il avait commencé : au niveau du tableau de bord. Mais à présent, les essuie-glaces sont cachés par la rose qu’elle vient de lui offrir. Une rose rouge aussi simple que celle du Petit Prince, mais qui inonde le cadre de sa beauté, qui communique avec le jaune de la voiture.

L’image a changé, et les spectateurs ne sont plus les mêmes non plus. Les rencontres dans le taxi de Jafar Panahi les ont fait évoluer. Ils ont changé, comme on le fait remarquer en 1996 à Paul, dans Comment je me suis disputé… (Ma vie sexuelle) d’Arnaud Desplechin. « Aujourd’hui il quittait [Esther, mais il l’a porté en lui d’une manière indélébile. Il serait toujours désormais « Paul qui fut dix ans avec Esther » ».

Cependant, Jafar Panahi soulève un problème de ces rencontres. Ses passagers sont plus ou moins éduqués, plus ou moins pressés, mais ont un point commun : ils possèdent tous une caméra. Téléphone portable, appareil numérique, tablette… chacun regarde l’autre à travers son écran. Dehors, un photographe filme deux mariés, mais ne remarque même pas qu’un enfant des rues ramasse un billet tombé de leurs poches. En plus d’un alliage complexe de réalité et de fiction, Jafar Panahi met en lumière la menace sur le cinéma que représenterait la multiplication des images.

version-longue-police-18-pahhge-003_NEWLeur second point commun est qu’ils sont tous mécontents de sa méconduite. « Chacun son métier ! » lui dit Omid. Une vidéo enregistrée par une caméra de sécurité, visionnée sur une tablette n’est pas du cinéma. Même condamné à ne plus exercer, Jafar Panahi reste réalisateur, et un réalisateur en résistance.

 

version-longue-polihghjbce-18-page-004_NEWPourquoi un Afghan ne peut-il pas épouser une Iranienne ? Comme se passe la cohabitation entre chiites et sunnites ? Depuis quelle affaire l’avocate ne peut-elle plus exercer ? La salle veut en apprendre plus sur ce pays unique, où la censure morale est toujours dépassée par la réalité. Jafar Panahi nous délivre une leçon de cinéma : il conseille au jeune réalisateur de toujours créer du nouveau et il écoute sa nièce réciter la liste des interdits dans le cinéma iranien. Il nous apprend à nous, spectateurs, qu’il vaut mieux jouer avec les failles de la censure iranienne plutôt que de s’y confronter frontalement.

Les actrices ne peuvent pas incarner la « noirceur » (terme que Hana ne comprend pas), et ne peuvent pas quitter leur voile ? Téhéran Tabou d’Ali Souzandeh sera donc un dessin animé, et il est encore disponible en salle (sortie en France le 18 octobre).

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Découvrir cette filmographie d’ailleurs n’est pas seulement une curiosité nécessaire pour comprendre le monde, mais aussi un moment de plaisir devant de grands chef-d’oeuvre, comme Le Coureur d’Amir Naderi, qui sera présenté par Bamchade Pourvali, mercredi 15 novembre au Saint André des Arts à 20h30.

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